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Ilana Savdie, Paris (2024)

Ilana Savdie

Ectopia

31 Mai – 27 Juillet 2024

Date

31 Mai – 27 Juillet 2024

Adresse

White Cube Paris

10 avenue Matignon
75008 Paris

Se tenir devant une œuvre d'Ilana Savdie, c'est se trouver sous un point de vue particulier. Un angle d'incertitude, inconfortable, près de quelque chose d'absurde, de bruyant, auquel il est impossible de rester indifférent.

— Moran Sheleg

‘Ectopia’, qui marque la première exposition personnelle de l’artiste en France, présente de nouvelles peintures et œuvres sur papier dans la continuité de son exploration de la représentation scénique et de la théâtralité en réponse aux structures du pouvoir, se concentrant sur le concept de spectacle et la figure du héros qui en émane. Un essai spécialement commandé à l’écrivain et universitaire Moran Sheleg examine la nature syncrétique de la pratique de Savdie, des influences artistiques visibles à la théorie sociopolitique qui l’engendre.

Vues d'exposition

Le corps d'ombre d'Ilana Savdie
par Moran Sheleg


« (...) du fond même des salles parisiennes les plus encrassées, le catch participe à la nature des grands spectacles solaires, théâtre grec et courses de taureaux : ici et là, une lumière sans ombre élabore une émotion sans repli. »
– Roland Barthes, « Le monde où l'on catche »[1]

Se tenir devant une œuvre d'Ilana Savdie, c'est se trouver sous un point de vue particulier. Un angle d'incertitude, inconfortable, près de quelque chose d'absurde, de bruyant, auquel il est impossible de rester indifférent. Bien que les surfaces de Savdie semblent être délimitées par les bords de la toile ou de la feuille, plus on les regarde, plus les limites entre ce qui est observé et ce qui est ressenti se confondent. La couleur ondule et se défait, et la forme suit. Une main noueuse s'agrippe ici à du bleu (une ligne de vie ? une arme ?) ; et là, un torse exposé se contorsionne et se brise. Partout, la tension monte pour finalement être atténuée et submergée par un relâchement, dans un mélodrame où la texture envahit l'aplat et l'aplat domine la texture. Les tristes fragments de corps qui occupent ces toiles, et qui se transposent d'une surface à l'autre, se trouvent augmentés par la répétition. Leurs mouvements les rendant méconnaissables, un excès de représentation tourne à l'abstrait.

Une oscillation entre des états opposés bat comme un pouls dans l'œuvre de Savdie, l'un menaçant sans cesse de saboter l'autre. C'est le cas de la figuration et de l'abstrait, mais aussi (ces deux thèmes étant au cœur de la création d'art et de l'expérience corporelle) de la douleur et du plaisir, du contrôle et du chaos, de la partie et de l'ensemble, de l'artifice et de la véracité, du singulier et du pluriel. Allant au-delà des domaines de l'humain et du binaire (tel que le céphalopode, le parasite et le microbe), elle pousse les limites mêmes qui séparent ces différents états. À l'instar du camouflage, une chose essayant de se faire passer pour une autre, le travail de Savdie rejoint aussi le domaine de « l'artifice et de l'exagération », que Susan Sontag a qualifié de maniéré[2].Car il y a un maniérisme palpable dans ces peintures qui mélangent et enchevêtrent violemment des fragments provenant des différents mondes visuels qui composent le matériau de base de Savdie : de la photographie microscopique au drame du théâtre Kabuki, en passant par les figures qui se lancent à l'attaque dans les estampes de Tsukioka Yoshitoshi au XIXe siècle ; les étranges palettes de couleurs des reliefs peints d'Eva Hesse dans les années 1960 ; la matérialité viscérale des flaques de latex coloré déversées par Lynda Benglis ; et l'atroce spectacle de souffrance dans Guernica (1937) de Pablo Picasso.

S'appuyant sur la tradition turbulente et transgressive du carnaval de Barranquilla en Colombie, où Savdie a grandi, les œuvres récentes de l'artiste rappellent une autre forme de spectacle exagéré qui expose et joue des perceptions établies, de la hiérarchie et des normes sociales : la lutte. Roland Barthes entame son célèbre essai sur le catch avec un clin d'œil aux endroits les plus douteux de Paris où ces « spectacles » de vie – des combats qui singent la puissante lutte mythologique entre le bien et le mal, aussi ancienne que l'humanité elle-même – sont mis en scène[3]. De même, les peintures produites pour la première exposition personnelle de Savdie en France impliquent les éléments de montre que Barthes décrit comme faisant partie intégrante du catch : lumière intense, distribution répétée des personnages ou de types, séquence de gestes prévus et spontanés. Tous ces éléments sont clairement visibles dans son travail, engloutis dans la soupe primordiale d'une imagerie familière reproduite avec divers types de peinture et de techniques picturales (huile, acrylique et encaustique), ainsi qu'à la cire et à l'encre.          

Creusant le côté lugubre et caché du spectacle, Savdie jette l'ombre d'un doute sur l'exhibition aussi attrayante d'un conflit, d'un « spectacle d'excès ». Pour le philosophe Guy Debord, l'éclat de la culture du spectacle recèle en elle-même une sombre tendance à tout convertir en une simple représentation, une « simulation », offrant un divertissement aux dépens du vécu[4]. Comme l'écrira plus tard Jean Baudrillard, ceci va même jusqu'aux horreurs de la guerre telles que représentées et circulées dans les médias[5] (qui ont atteint de nouveaux sommets avec les programmes d'informations en boucle de plus en plus nombreux et les cycles infinis des réseaux sociaux). Au lieu de faire référence à cette grande tradition théorique française – et de traiter davantage de la théâtralité qui intéressait Barthes que des représentations directes de la guerre – Savdie aborde le spectacle de biais, l'interrogeant à travers la peinture comme une activité en soi, historiquement associé aux idéaux masculins de vigueur, de virilité et de gloire. En ce sens, son travail examine les clichés qu'Amy Sillman, peintre également, décrit comme « le châssis du machisme » sous-jacent à la lutte et à la peinture, et, par extension, à la peinture même comme une lutte, une démonstration corporelle du pouvoir genré, tout particulièrement illustrée par la dominance de la peinture gestuelle américaine au milieu du XXe siècle[6].

Souvent comparés aux efflorescences de pigments vaporeux d'Helen Frankenthaler, aux cauchemars domestiques de Leonora Carrington, aux pastorales infernales d'Yves Tanguy, au grotesque excessif des œuvres en cire de Paul Thek et au drame des peintures des grands maîtres, le monde picturale de Savdie se fait l'écho de l'instant présent autant que celui du passé de l'art : non seulement en référence aux fictions publicitaires (un secteur dans lequel Savdie a travaillé pendant plusieurs années), mais aussi aux autres réalités qui prolifèrent infiniment en ligne. C'est le monde lugubre qui se cache derrière ou sous le spectacle aveuglant (régi par le pathétique, le décevant et le saboteur) qu’est le domaine de Savdie. Elle met ici à l'épreuve les contre-fonctionnements d'un anticorps métaphorique (aux antipodes d'un anticorps au sens biologique) – ou corps d'ombre, comme j'aime l'appeler – qui, au lieu de protéger, est antagoniste envers lui-même de l'intérieur. Ceci est similaire à l'ectopie, terme utilisé en médicine pour décrire un organe dans une position anormale ou quelque chose à un endroit inhabituel, un mot qui, pour Savdie, évoque une menace pour l'intégrité du tout. Si ces œuvres peuvent être considérées comme des corps, il s'agit là de corps sans organes, pour paraphraser Gilles Deleuze et Félix Guattari, c'est-à-dire des corps sans limites imposées par des systèmes de règlementation imposés par la société, la tradition ou les lois de la nature[7]. Aussi, en plus d'être le résultat de sa propre physicalité et d'une réflexion sur la représentation historique du corps dans la peinture, son travail fait aussi allusion aux vies intérieures qui échappent ou excèdent les confins corporels – une « ombre du soi », une force violente et primaire qui doit être dissimulée pour ne pas menacer l'ordre social qu'on habite[8].

C'est là qu'un autre aspect de l'ombre rentre en jeu : sa capacité à indiquer l'existence de quelque chose d'autre (une personne, un objet ou un évènement) au-delà d'elle-même qui subsiste ou non. Bien que surtout associée à la photographie analogue, l'ombre portée, comme indicatrice de ce type, est présente dans la peinture depuis au moins 1918, quand Marcel Duchamp l'intègre à son tableau intitulé Tu m’, composé d'objets divers[9]. En tant que dernière peinture de Duchamp, l'œuvre semble emblématiser l'absence proche de la peinture dans sa propre pratique. Cette allusion à deux éléments (au corps d'un côté, et à la peinture en tant qu'outil de l'autre) se retrouve dans l'œuvre de Savdie, bien que de manière très différente et moins directe, dans le procédé de production. Commençant par le dessin et poursuivant avec la peinture, pour souvent revenir au dessin, la fluidité de la pratique de Savdie incarne le va-et-vient des limites et des frontières. Source de grandes rivalités artistiques par le passé, entre ceux qui défendent soit la rationalité de la ligne (designo), soit la fluidité incontrôlable de la couleur (colore), la distinction entre la peinture et le dessin est devenue, au cours des quelques dernières décennies, de moins en moins nette. Pourtant, un rapport, paradoxalement marqué par une certaine perte, imprègne les formes de Savdie qui font la transition du dessin à la peinture et reviennent au dessin, chaque technique faisant écho au fantôme de l'autre qui le définit par opposition. La qualité spectrale du procédé artistique concerne également les expériences récentes de Savdie avec le monotype, une nouvelle incursion dans la simulation qui revendique l'individualité mais qui la met aussi en danger. Contrairement à une eau-forte ou une lithographie, qui peut être travaillée de façon à la reproduire en plusieurs versions, le monotype ne peut être appliqué qu'une seule fois. L'impression est donc considérée comme une œuvre unique, mais elle est cependant créée par un procédé de copie d'une autre surface – le substrat de la peinture sur la plaque transférée au papier, chez Savdie – qui donne également lieu à sa destruction.

La capacité de la matière (peinture ou chair) à changer de forme, représentée de manière si frappante par Savdie, rappelle l'un des tropes les plus anciens de l'art : la métamorphose. Du poème épique dépeignant un monde mythique en flux constant d'Ovide au portrait angoissant d'un individu devenu autre de Franz Kafka, la transformation d'êtres humains en quelque chose de plus qu'humain ou de moins qu'humain, reste un thème pertinent. Lui-même partisan de la bagarre, Kafka explore, dans ses écrits, le pouvoir des dynamiques au cœur des structures d'état (sociales et familiales) qui constituent son univers, ainsi que le potentiel inné du corps, surtout le corps masculin, à se ruiner[10]. La maladie et l'infirmité ont un étrange pouvoir chez Kafka, au sens où elles sont utilisées comme armes à la fois contre le monde et contre soi-même, se regroupant pour former de nouvelles relations faussées. Dans sa nouvelle de 1915, La métamorphose, l'histoire d'une aliénation personnelle est centrée sur l'anti-héro par excellence : Gregor Samsa, un homme devenu insecte. Allégorie cauchemardesque, la malchance de Gregor contraste fortement avec les performances de catch ou les luttes chorégraphiées où champion et opprimé se battent dans une arène publique. Car pour Gregor, il s’agit d’une lutte avec la perception, la manière dont les autres le voient, et donc sa relation avec lui-même, plutôt qu'un ennemi en chair et en os.

Cette métamorphose de la matière et du sens existe aussi au sein du procédé de la peinture où s'opère une sorte d'alchimie, et dans la capacité de l'artiste à transformer des matériaux profanes en œuvres d'art sacrées. Le lien figuré entre le carnavalesque et le scatologique remonte à la littérature moyenâgeuse[11], mais il joue aussi un rôle central dans l’entendement moderne du psychique, par exemple lorsque Sigmund Freud rapproche la fascination du petit enfant pour les excréments de l'adoration chez l'adulte de l'argent[12]. Outre l’aspect pratique, la conversion de la matière telle qu'elle existe physiquement, dans un corps, apparaît comme un thème central chez Savdie. Les ouvertures, semblables à des orifices, et les orbites tels des yeux, des bouches, des anus ou des trous noirs qui rythment ses toiles évoquent le seuil où la matière (littéralement ici, à savoir la peinture) est à la fois avalée et rejetée dans le cycle continu d'un procédé corporel, psychologique et émotionnel. On croirait assister à un métabolisme imprévisible au travail : voir le corps d'ombre de Savdie lutter avec lui-même,  nous met dans le douter quant à un tel spectacle, tout en jouissant malgré tout de ses effets.


Oeuvres présentées

Ilana Savdie

Muecas, 2024

Ilana Savdie

Like a Devil’s Sick of Sin, 2024

Ilana Savdie

Paper planes, 2024

Ilana Savdie

Spinal Sheds of a Desperate Glory, 2024

Ilana Savdie

Scattered Signals of the Upright, 2024

Ilana Savdie

A Divine Grin, 2024


[1] Roland Barthes, « Le monde où l'on catche », dans Mythologies (1957)
[2] Susan Sontag, « Notes on Camp » (1964), dans Against Interpretation, and Other Essays (New-York, Dell, 1966), p. 275
[3] Roland Barthes, « Le monde où l'on catche »
[4] Voir Guy Debord, La société du spectacle (1967) et Commentaires sur la société du spectacle (1988)
[5] Voir Jean Baudrillard, La guerre du golfe n'aura pas lieu (1991)
[6] Amy Sillman, « AbEx and Disco Balls: In Defense of Abstract Expressionism II » (2011), dans Faux Pas. Selected Writings and Drawings of Amy Sillman, édition augmentée (Paris, After 8 Books, 2022), p. 130
[7] Ce terme délibérément ambigu a été utilisé par Deleuze suite à l'usage qu'en fait Antonin Artaud. Voir Deleuze et Guattari, L'anti-Œdipe : capitalisme et schizophrénie (1972) et Mille plateaux (1980) (Minneapolis, University of Minnesota Press, 1987).
[8] Jung définit l'« ombre » comme un aspect de l'« inconscient collectif » composé d'« inferiorités » et d'émotions acquises qui impactent l'égo individuel plutôt que d'en émaner ; voir C. G. Jung, Aïon : Etudes sur la phénoménologie du soi (1951) et C.G. Jung: The Collected Works, Volume neuf, partie II (New Haven, Princeton University Press, 1959), p. 8.
[9] Duchamp a intégré deux types d'ombre dans cette œuvre : une ombre portée par la brosse à bouteille qui dépasse du centre de la toile, et des images peintes d'ombres portées par deux de ses premiers ready-mades, Roue de bicyclette(1913) et Porte-chapeau (1917), ainsi que d'un tire-bouchon. Pour en savoir plus sur cette œuvre et sur la pratique de Duchamp, voir Rosalind Krauss, « Notes on the Index: Seventies Art in America », October 3 (printemps 1977), pp. 68-81, et David Joselit, Infinite Regress: Marcel Duchamp, 1910-1941 (Cambridge, USA et Londres, MIT Press, 1998)
[10] Bill Hayes souligne que Kafka se livre régulièrement à cet exercice, comme il est noté dans ses journaux. Voir Hayes, Sweat: A History of Exercise (Londres, Bloomsbury, 2023), p. 5
[11] Voir par exemple Peter J. Smith, Between two stools: Scatology and its representations in English literature, Chaucer to Swift (Manchester, Manchester University Press, 2015).
[12] Freud, « Caractère et érotisme anal » (1908), dans James Strachey, Anna Freud, Alix Strachey et Alan Tyson (éd.), The Standard Edition of the Complete Psychological Works of Sigmund Freud, Volume IX (1906-1908), Jensen’s “Gradiva” and Other Works (Londres, Hogarth Press, 1953), pp. 167-177

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